Se réinventer pour vendre (1ère partie)
Si la crise sanitaire a bouleversé nos vies, elle a aussi été un accélérateur de tendances. Pour continuer à travailler, à produire et à vendre, il a fallu s’adapter. Pour maintenir leur activité commerciale, les exploitations viticoles ont dû se réinventer et parfois trouver d’autres canaux de distribution. Virtuels ou réels, ils s’inscrivent désormais dans la stratégie des entreprises viticoles, avec leurs atouts mais aussi leurs contraintes. C’est le thème de ce grand format en deux volets dont le premier est consacré à la digitalisation des domaines.
Ce n’est pas un secret : tous les domaines du vignoble de Nantes ont connu une baisse de leur chiffre d’affaires en 2020 du fait de la crise sanitaire. Si le niveau de ces pertes est variable d’une exploitation à l’autre, le Muscadet enregistre une baisse de 20 % des volumes commercialisés, tous secteurs confondus. Pour tenter de limiter les dégâts et maintenir les ventes, les entreprises ont dû s’adapter et s’appuyer sur d’autres canaux de vente. Internet est alors apparu comme « LA » solution. A défaut de pouvoir rencontrer physiquement les clients, le web a permis d’entretenir le lien mais aussi de vendre du vin.
Pourtant, avant la crise, internet était loin d’un eldorado pour la filière viticole. Selon le dernier baromètre SoWine publié en 2019, seulement 10 % des achats de vins se faisaient sur internet. 37 % de ces achats se faisaient sur les sites web de la grande distribution, 32 % sur les sites de vente privée et 32 % sur les sites web des producteurs. « Avant la crise, un vigneron sur 10 avait un site de vente en ligne. Il y a encore deux, trois ans, beaucoup ne voulaient pas s’y mettre de peur que cela cannibalise leurs autres canaux de distribution », indique Marion Barral, consultante en communication digitale chez AOC Conseils. En 2017, le baromètre du vigneron connecté, réalisé par La Vigne Numérique auprès de 120 personnes de Nantes à Saumur, révélait que 23 % des exploitations interrogées disposaient d’une boutique en ligne et 41 % vendaient sur des sites de e-commerce externes. Ils n’étaient par ailleurs que 33 % à utiliser internet pour augmenter leurs ventes. Depuis, la donne a considérablement changé. « Internet est devenu un canal de vente nécessaire. La crise sanitaire a provoqué une accélération de la vente en ligne. Tout le monde a voulu y être, parfois précipitamment et dans la douleur », poursuit Marion Barral.
Un site marchand, pour quels objectifs ?
Avant de lancer sa boutique en ligne, il faut donc poser les bases de son projet. « En période de crise, il ne faut pas partir tous azimuts », prévient Fabien Vignal, conseiller en commercialisation circuits courts à la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique. « Ce n’est pas une seule solution qui va tout sauver et se lancer dans la vente en ligne ne s’improvise pas. Il faut d’abord faire le point sur son fichier client, le mettre à jour, se poser aussi la question de la logistique autour des ventes. » Pour Marion Barral, la réflexion doit aussi porter sur les ambitions. « Quels sont les objectifs commerciaux ? Quel volume souhaitez-vous vendre ? Pour quel chiffre d’affaires ? Combien de temps en interne pouvez-vous y consacrer ? ». Une fois les réponses établies, reste la mise en œuvre. « La technique n’est plus un frein », assure la consultante en communication digitale. « Il n’y a aujourd’hui pas besoin de compétences en informatique, il existe des outils qui permettent de mettre à jour son site seul sans passer par un webmaster. » Parmi ces outils dits CMS pour Content Management System ou système de gestion de contenus, figurent Shopify, WooCommerce ou encore Prestashop. Ces logiciels permettent de réaliser sa boutique en ligne en utilisant des modèles prédéfinis et à prix abordable. Shopify fonctionne ainsi avec un abonnement mensuel entre 25 et 65 €, tandis que le pack de départ sur Prestashop est à 360 €. Il est aussi possible de passer par des agences. Le coût sera alors plus élevé mais l’avantage est d’avoir un degré de personnalisation poussé avec une charte graphique définie. A Château-Thébaud, la famille Lieubeau a développé sa boutique en ligne avec une agence. « Cela fait 5, 6 ans maintenant et hasard du calendrier, le site a été refait en 2020. On a clairement vu un avant/après Covid, notamment lors du 2e confinement. On était alors à une commande par jour sur le site », commente François Lieubeau. Un constat partagé par Philippe Ganichaud, vigneron à La Chapelle-Heulin. « Nous avons lancé notre boutique en ligne il y a près de deux ans et c’est vrai qu’il y a eu une progression des ventes avec les confinements. Aussi parce que nous avons beaucoup communiqué sur les réseaux sociaux. Mais le flux des ventes dépend de la période. Le début de l’année est plus calme alors qu’en décembre on était parfois à 2, 3 commandes par jour. »
Deuxième option : s’appuyer sur des sites « vitrines »
Développer son propre site de e-commerce n’est pas la seule solution pour vendre en ligne. « On peut aussi utiliser des plateformes », indique Marion Barral. « Il en existe deux sortes. Il y a celles où on est dans une transaction BtoB, c’est-à-dire où je vends à un opérateur du type Le Petit Ballon ou Vinatis qui fait de l’achat-revente. Celui-ci gère le stockage, la logistique, le volet commercial. L’avantage c’est que le vigneron délègue complètement au prestataire et que les commandes portent sur de gros volumes. L’inconvénient est qu’il maîtrise beaucoup moins le réseau de commercialisation, n’a pas de contrôle sur les prix de vente final et n’a aucun contact avec le consommateur. Le deuxième style de plateforme, ce sont celles qui sont en BtoC. Ce sont alors des vitrines pour mettre en avant ses produits. On peut citer Twil, Les Grappes ou Avenue des Vins. Le vigneron va avoir accès à un back-office pour référencer ses vins et les mettre en ligne. Les vins seront visibles sur la plateforme mais ce sera souvent à lui d’expédier les vins quand il y aura des commandes. »
Cette option des plateformes, c’est celle choisie par le Gaec Luneau Michel et fils à Mouzillon. A la différence près que le domaine s’appuie sur Plugwine pour vendre ses vins en ligne. « On travaille avec eux depuis 2017. Cela nous permet d’être sur une plateforme dédiée aux pros sans avoir à gérer l’expédition de nos vins puisque nos bouteilles sont stockées dans leur entrepôt à Mâcon. En contrepartie, nous payons un abonnement mensuel d’une soixantaine d’euros et des frais de stockage si nous dépassons les 600 bouteilles. Les prix pratiqués sont ceux que nous avons fixé et chaque vin dispose de sa fiche technique établie par nos soins », explique Stéphane Luneau. Sur 18 mois, le domaine a ainsi vendu plus de 1 600 bouteilles via Plugwine, avec une forte augmentation en 2020. Des ventes qu’il « n’aurait jamais eu en direct », estime le vigneron. Cette solution, c’est aussi celle choisie par les Vignerons Indépendants de France. Le site de vente directe du syndicat regroupe des centaines de références de toute la France et a constaté un effet de la crise sanitaire sur sa fréquentation. « A partir du mois de mars, les ventes ont explosé avec + 60 % de bouteilles vendues et le niveau n’a pas baissé depuis. En revanche on s’est aperçus qu’il ne s’agissait pas de nouveaux clients mais plutôt d’un transfert des pratiques d’achats de la part de clients qui venaient habituellement à la cave ou sur nos salons grand public », indique David Destoc, directeur du Syndicat des Vignerons Indépendants Nantais. « Au régional, avant la Covid, notre site internet pour trouver des bonnes adresses vigneronnes parmi un répertoire de 430, tournait à 1 000 visiteurs par mois. En juin 2020, on est passé à 2 000 utilisateurs par mois », poursuit-il.
Vente directe ou vente privée ?
Pour vendre en ligne, d’autres solutions ont également vu le jour avec plus ou moins de succès. Les vignerons de Gorges se sont ainsi inscrits sur la plateforme Ma Ville Mon Shopping, filiale du groupe La Poste et soutenue par la CCI Nantes Saint-Nazaire. « Quand le reconfinement a été annoncé, on a décidé de se lancer avec des collègues. Cela permet de faire de la vente en ligne sans créer sa propre boutique. L’inscription est gratuite avec une commission de 5 % sur les ventes », témoigne Fred Lailler, présent sur le site. « Mais honnêtement, j’en attendais plus. J’ai dû vendre une douzaine de bouteilles. Le système de recherche n’est pas très performant. Quand on recherche par produit et que l’on tape Gorges dans le moteur de recherche, on se retrouve au milieu des soutien-gorges ! »
Avec l’émergence des circuits-courts, les sites de ventes en direct des producteurs ont en revanche très bien fonctionné. Le Domaine Poiron-Dabin à Château-Thébaud est présent sur le site nantais Vite Mon Marché depuis octobre et les résultats sont positifs avec une fréquence de livraison d’une palette par trimestre. Même constat pour l’association Mon Panier de Retz qui dispose d’une boutique en ligne depuis mai 2020. Cinq vignerons y sont présents et leurs vins représentent 20 % des paniers avec une moyenne de 40 paniers vendus par semaine.
Les sites de ventes privées ont également tiré leur épingle du jeu, en premier lieu Veepee.fr. Quelques exploitations du Muscadet y ont réalisé des ventes éphémères l’an passé. Une possibilité « à la portée de tout domaine », selon Marion Barral. « L’intérêt numéro 1 c’est la notoriété. VeePee est le numéro 1 de la vente de vin sur internet. Cela permet aussi de capter une clientèle nouvelle sachant que l’acheteur type sur ce site est une jeune femme, cadre et urbaine tandis que l’acheteur de vin traditionnel est plutôt un homme entre 45 et 55 ans. L’inconvénient de ce type de site, c’est l’escompte. Pour y pallier, soit le vigneron propose à la vente un produit spécifique que l’on ne trouve pas ailleurs, soit il prévient ses clients qu’il fait une opération spécifique. Certains cavistes sont prêts à l’entendre. »
L’importance de la communication
Quelle que soit la solution pour vendre en ligne, deux points de vigilance sont à respecter. Le premier c’est celui de la cohérence des prix. « Si vous n’avez pas de grille tarifaire cohérente, n’allez pas sur internet », alerte la consultante. « Pendant longtemps, ça a été un frein pour certains, soit parce qu’ils pensaient que la vente sur internet n’était qu’à prix cassé, soit parce que leur grille tarifaire n’était pas cohérente entre les différents canaux de vente. Si la grille tarifaire est bien conçue, si chaque intermédiaire a les marges dont il a besoin, ce frein n’a plus lieu d’être. Oui l’internaute est sensible au prix mais le vin, ce n’est pas comme une paire de baskets que l’on va retrouver sur 50 sites différents. Il sera présent sur un nombre de sites moins important, 5 à 6 tout au plus. Et quand bien même il y a ce facteur prix, si le vigneron fait bien son travail sur sa boutique en ligne, garde le lien avec son client, l’argument prix ne sera pas le plus important, ce sera ce qu’il y a autour de la vente directe. » Et c’est là le deuxième point de vigilance : celui de la communication. En clair avoir une boutique en ligne c’est bien, le faire savoir, c’est mieux. « Ce n’est pas parce que j’ai une marketplace que les gens vont m’acheter mon vin », prévient Fabien Vignal de la Chambre d’agriculture. « Il faut voir la stratégie au sens large et cela inclut les réseaux sociaux. Oui cela demande du temps, de la préparation mais ce sont des actions peu onéreuses qui peuvent faire gagner en notoriété et des ventes. » Pour qu’il soit profitable, le digital doit donc être avant tout vu dans son ensemble, le marchand associé à l’humain, et s’inscrire dans une stratégie globale de commercialisation. Maintenir et entretenir les liens en ces temps de distanciation sociale apparaît comme primordial. Et si la présence numérique est indispensable, elle n’empêche ni ne remplace les relations commerciales physiques. Ce sera le thème du deuxième volet de ce grand format.