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Vignerons et négociants, un double statut en plein essor

Pour beaucoup c’est le gel qui a été un déclencheur, pour d’autres c’est l’envie de diversifier la gamme qui est à l’origine de cette évolution de statut. Tout en restant vignerons, ils sont aussi devenus négociants. Une double activité qui leur permet de développer leurs entreprises mais aussi de valoriser une production et le travail de ceux qui la cultivent.

Si le profil du vigneron est varié, celui du négociant l’est tout autant. Loin de l’image binaire vigneron ou négociant, les statuts peuvent être beaucoup plus larges. La Douane, qui encadre juridiquement et fiscalement la filière viticole, distingue dans chaque famille (production et négoce) des activités et non des statuts. Un vigneron peut ainsi être récoltant ou récoltant-vinificateur, et un négociant peut être négociant pur ou négociant-vinificateur. Des activités indépendantes les unes des autres qui peuvent toutefois se cumuler. Le vigneron, qui dispose d’un numéro d’entrepositaire agréé pour son activité viticole, doit alors demander un second numéro d’entrepositaire agréé pour développer une activité de négoce. Une démarche qui s’effectue là aussi après de la Douane avec dépôt d’un dossier d’agrément. Celui-ci doit permettre à l’administration de vérifier la bonne séparation des activités et des produits, administrativement mais aussi physiquement au niveau de la cuverie et du stockage. Pour bien distinguer ces activités, nombreux sont les vignerons à créer une société spécifique à l’activité de négoce. Ce n’est pourtant pas une obligation. « Une entreprise avec un numéro de SIREN peut très bien avoir des activités disctinctes et selon le cas, un ou deux numéros d’entrepositaire agréé », indique la Douane des Pays de Loire.
Depuis 2017, une évolution du cadre fiscal permet également à un domaine viticole d’acheter de la vendange fraîche ou des moûts sans demander un nouveau numéro d’entrepositaire agréé. Mis en place à la suite du gel de 2016, ce dispositif permet, en cas de sinistre climatique, d’acheter des vendanges ou des moûts pour compléter une production qui pourrait s’avérer insuffisante. Cet arrêté du 4 août 2017 précise que « les entrepositaires agréés ayant pour activité la vinification des vendanges issues de leur récolte ont la possibilité de recourir au système dit des « achats de vendanges, de moûts ou de vins » dans des circonstances particulières, sans que cela soit considéré comme un changement d’activité du point de vue de la fiscalité douanière ». Une souplesse pour les exploitations victimes de gel, mais aussi de grêle ou de sécheresse, soumis toutefois à certaines conditions. Le volume reconstitué ne peut ainsi dépasser 80 % de la production moyenne de vin déclaré au cours des cinq dernières années et les vendanges achetées doivent avoir été produites dans la limite des rendements autorisés de chaque produit. L’acheteur comme le vendeur annotent leur déclaration de récolte des achats et ventes effectués qui sont retracés dans les registres viticoles.

Une activité poussée par le gel
Si l’achat et la vente de vendanges, de moûts ou de vins entre vignerons se sont particulièrement développés ces dernières années, c’est notamment dû à la récurrence des épisodes de gel. Des aléas climatiques qui avaient déjà conduit Jérémie Huchet, vigneron sur 70 hectares à Château-Thébaud, a créer une société de négoce en 2008. « J’avais perdu plus de 50 % de la récolte. J’avais alors acheté du Muscadet Sèvre et Maine sur lie à des copains. Depuis, l’achat de vin est devenu récurrent, le gel étant malheureusement régulier dans notre vignoble. » A La Regrippière, même causes et même conséquences pour Amélie et Vincent Dugué des Frères Couillaud, installés sur 85 hectares. « Nous disposions déjà d’une société dédiée au négoce créée en 1998 mais son activité était faible. Nous l’avons réellement activée suite au gel de 2012 », explique Amélie. « L’activité commerciale tournait bien et on s’est retrouvés avec une petite récolte. On a rentré des moûts en Chardonnay aux vendanges mais on s’est ensuite rongés les ongles sur la partie commerciale. On s’est demandés comment allaient réagir nos clients, sachant que ces volumes étaient uniquement destinés à l’export. Nous leur avons expliqué et en 10 minutes, c’était réglé ! Cela ne leur posait aucun problème. »

Amélie et Vincent Dugué ont réactivité la société de négoce familiale en 2012.

Du négoce à l’accompagnement commercial
Pour le domaine Luneau-Papin au Landreau, les aléas climatiques ont aussi été un déclencheur. En 2018, l’exploitation sort de deux petites récoltes. « En 2016 on perd 80 % de la récolte suite au gel et au mildiou, puis rebelote en 2017. On a alors fait le choix d’acheter des moûts et des vins via la société de négoce créée par les parents de Pierre-Marie quelques années auparavant », raconte Marie Luneau. Mais le couple s’interroge. « On s’est dit que ce n’était pas très cool d’acheter uniquement quand on en avait besoin. On a pris le temps de réfléchir à une autre solution et nous avons rencontré Antoine Delaunay, un jeune vigneron installé à Vertou sur 28 hectares, principalement en bio. » De cette rencontre est né un projet, celui d’accompagner un vigneron dans son développement. « L’idée n’est pas juste de lui acheter du vin mais de l’aider à grandir, de l’accompagner sur la partie commerciale. » Déjà apporteur au négoce « classique », Antoine Delaunay a vu en ce système une opportunité « pour avancer, conforter mon choix de développer la vente par moi-même. C’est une sorte de parrainage mais aussi de soutien, technique et commercial. » Depuis deux ans, le domaine Luneau-Papin travaille avec Antoine Delaunay sur 4 hectares, vendangés à la main par les équipes de Pierre-Marie et Marie Luneau. « C’est dans la continuité du travail que l’on fait ensemble », précise Antoine. « Cela permet de préserver, respecter le raisin et cela me convient totalement. »

Pierre-Marie et Marie Luneau ont développé une marque « PM&M » qui valorise les cuvées issues des parcelles d’Antoine Delaunay à Vertou. Crédit : Jérôme Baudoin pour le domaine Luneau-Papin.

Sourcing local
Pour s’approvisionner en raisins, moûts ou vins, c’est majoritairement le circuit-court qui est privilégié. A La Regrippière, Vincent Dugué a commencé à travailler en 2012 avec 3 vignerons de Tillières, Vallet et du Pays de Retz. « J’ai eu leurs contacts via le bouche-à-oreille. Je suis allé les voir, j’ai vu comment ils travaillaient. On s’est mis d’accord, oralement, sans s’engager dans la durée car on ne savait pas comment le marché allait réagir. Finalement, il a bien répondu et on a poursuivi la collaboration. » Aujourd’hui Les Frères Couillaud travaillent avec 8 vignerons du Val de Loire, en Chardonnay et Sauvignon. « Une confiance s’est installée. Nous avons fait le choix de ne pas partir sur un cahier des charges spécifique. Le seul critère que nous avons instauré c’est la certification Haute Valeur Environnementale. Pour le reste, pour la conversion au bio notamment, nous sommes en réflexion. » A Château-Thébaud, Jérémie Huchet travaille lui aussi en confiance avec ses fournisseurs. « Ce sont des copains. J’ai toujours travaillé avec des gens que je connais bien. Les échanges sont simples et constructifs, d’un côté comme de l’autre, et ce qu’ils font est hyper bon ! » Ici l’activité de négoce porte sur du Muscadet Sèvre et Maine sur lie mis en bouteille à la propriété mais des volumes « à la marge, à peine 5 % de ce que l’on produit. » Ils sont en revanche plus importants pour la seconde société de négoce qu’il a fondé avec le vigneron vendéen Jérémie Mourat en 2012. « On a créé les Bêtes Curieuses pour développer une gamme de Muscadet bio et de crus communaux. Les volumes que je produis n’étant pas suffisants, on s’approvisionne chez des collègues. Là aussi ce sont des gens que l’on connaît bien et qui travaillent merveilleusement bien. »

Jérémie Huchet a également créé « Les Bêtes Curieuses » une seconde société de négoce dédiée au Muscadet bio, avec le vigneron vendéen Jérémie Mourat.

Niveau valorisation, les prix pratiqués avec les opérateurs restent confidentiels mais « ils sont clairement au-dessus du marché », affirme Jérémie Huchet. Chez les Frères Couillaud, Vincent Dugué reconnaît que l’élaboration des prix a été compliquée. « On ne savait pas sur quels prix se baser sachant que l’on voulait un prix rémunérateur pour le fournisseur. Les années de gel, il est difficile de fixer un prix. On a donc regardé les cours des six derniers mois pour établir nos prix. » Antoine Delaunay, apporteur au domaine Luneau-Papin évoque pour sa part « une valorisation au juste prix », et une discussion ouverte sur ce sujet avec Marie et Pierre-Marie.

Antoine Delaunay poursuit son développement, coaché par Marie et Pierre-Marie Luneau.

A travers ce partenariat, Antoine Delaunay poursuit son apprentissage vers l’autonomie. « Le métier est parfois compliqué entre les petites récoltes, le Covid. C’est aussi difficile d’être partout, à la vigne et au commerce… Je ne sais pas encore quand je serais prêt à travailler seul. Pour l’instant on continue de travailler ensemble, d’échanger. » Des échanges qui ne s’arrêtent pas une fois les vendanges passées mais se poursuivent aussi lors de l’élaboration des cuvées. Pour Marie Luneau, l’activité de négoce est « une aventure » qui bénéficie à tout le monde. « Ce n’est pas ça qui va nous faire gagner de l’argent même si le négoce peut être quelque chose de très attractif car rémunérateur. Mais on ne souhaite pas développer les volumes. On veut juste travailler avec un jeune vigneron, le former, l’aider à avancer. C’est du coaching ! » Pas de développement prévu donc même si des apporteurs se sont déjà manifestés. « Il y a de la place pour tout le monde et tant mieux si d’autres suivent cette voie », assure la vigneronne. Un avis partagé par Vincent Dugué qui voit dans le développement de cette activité de vigneron-négociant « une autre voie », dans un vignoble où le négoce a souvent une mauvaise image, liée aux prix pratiqués. « Dans d’autres vignobles, les négociants sont des ambassadeurs », ajoute Jérémie Huchet. « C’est ce qu’il manque chez nous. De grands domaines qui ont également une activité de négoce ont tiré le Muscadet vers le haut et je suis convaincu que cela ne peut qu’aider notre vignoble. » Des convictions de vignerons confiants quant à la qualité de leurs vins et en leurs débouchés. Fruit d’un travail entamé depuis quelques années pour valoriser les AOC de Nantes à travers une stratégie économique basée sur le respect de la vigne et de ceux qui la cultivent.